Londres
« When a man is tired of London, he is tired of life »
Quatre jours à Londres. Pas trois, pas cinq. Quatre. Une mesure précise, un soupçon bancale, un battement suspendu dans le calendrier. Appareil photo à la main, comme un vieux détective qui n’a jamais cru au numérique mais continue d’y céder, parce qu’il faut bien. La lumière printanière me suivait à la trace, complice ou traîtresse, selon les heures — un soleil pas tout à fait franc, mais suffisamment généreux pour m’escorter.
Avant même le premier cliché, le rouge. Partout. Un rouge délibéré, décidé, qui ne cherche pas à se fondre dans le décor mais à le bousculer. Rouge de guerre ou de parade, rouge à lèvres d’une vieille dame qu’on n’a jamais su oublier. Il sautille sur les bus à impériale, se pavane sur les boîtes aux lettres dodues, campe dans les cabines téléphoniques comme des témoins d’un passé obstiné. Il s’accroche aux épaules droites des grenadiers, comme s’il refusait que Londres passe inaperçue. Un rouge qui gueule sans bruit. C’est étrange, mais ça existe.
Je suis parti de Baker Street, bien sûr. Là où commence toute enquête un peu bancale. Le tube m’a avalé dans son ventre carrelé, direction la Tour de Londres. Faut se méfier des bijoux trop regardés — ceux de la Couronne, par exemple, qui n’ont rien d’amical. Traversée du Tower Bridge, sous un ciel qui hésitait entre le charme et le chagrin, puis visite du HMS Belfast, géant de fer échoué entre deux époques, couloirs hantés de récits militaires qui sentent l’huile et la peur.
À Buckingham, la garde joue à la statue. Les touristes cliquettent. Westminster me lève les yeux au ciel, et Saint-Paul me les arrache. Big Ben sonne comme un métronome géant, un peu cabossé. On pense à la mort et aux scones, dans le même souffle. La Tate Modern, elle, ne s’excuse de rien : béton, vide et vertige — parfait. On y entre comme dans une cathédrale dont on aurait oublié Dieu.
Oxford Street, Piccadilly, Soho… le regard fatigue, les jambes réclament grâce. Mais Hyde Park apaise : cerisiers en fleurs, pelouses tendres, cygnes vaguement snobs. Je m’assois, puis je repars, irrémédiablement, comme toujours. Camden me tend ses bras tatoués. Le punk n’est pas mort ici, juste légèrement planqué. Les Sex Pistols bavardent encore dans les graffitis, et les Clash planent au-dessus des stands de fringues à carreaux. Une pinte dans un pub trop sombre, puis direction Regent’s Park, par les bords du canal, dans une solitude presque bienveillante.
Je termine là où tout a commencé : chez Holmes. Comme si c’était logique. Comme si la ville, cette vieille rapiat insaisissable, m’avait soufflé : « maintenant, tu peux partir ».
Les photos ? Noires et blanches. Et en couleur. L’un pour dire le temps qui glisse, l’autre pour montrer qu’il s’accroche. Le noir et blanc, c’est Londres l’ancienne, celle qui ne dit pas tout, pavés humides, arches gothiques, brumes sur les docks. La couleur, elle, clame ce rouge pulp qui t’arrête net : cabines, bus, soldats. Ce rouge insolent, presque comique, mais qui résiste à tout. Deux lectures pour une seule ville, deux langages pour une même énigme. Tradition et modernité s’y frôlent, comme deux suspects dans un roman — chacun avec son alibi, mais aucun tout à fait innocent.